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Jean-Pierre Dubois : « Techniquement, rafle est le mot juste »

mercredi 10 octobre 2007

Professeur de droit constitutionnel et d’histoire des idées politiques à l’Université Paris Sud, Jean-Pierre Dubois préside la Ligue des Droits de l’Homme (LDH) depuis 2005.

« On est toujours très prudent, parce qu’il y a des mots qui rappellent des choses très fortes mais on assiste depuis plusieurs mois à des opérations systématiques, préparées, qui conduisent à des bouclages d’un certain nombre de zones. Il y a une partie des arrondissements de l’Est parisien, notamment le 19ème, où cela se passe régulièrement. On voit des forces de police qui remontent une rue, en fouillant systématiquement les cafés, les commerces, les cages d’escalier.

Le mot de rafle vient à l’esprit parce que, techniquement, il s’agit bien de cela. Ensuite il faut mesurer les choses, parce ce n’est pas parce qu’on constate qu’il y a bien une tendance à voir se multiplier ce genre d’opérations, qu’on est dans les mêmes conjonctures historiques que celles auxquelles le mot rafle renvoie dans notre inconscient collectif. Mais on ne peut pas dissimuler qu’il y a apparition de ce genre de choses. »

« C’est une histoire qui remonte à loin. La ligue des droits de l’homme s’était insurgée il y a près de vingt ans contre les dérives des contrôles d’identité. Nous avons eu à la suite des lois Pasqua un élargissement des possibilités de contrôle tout à fait considérable. Il y a quelques dizaines d’années en France, un contrôle d’identité ne pouvait intervenir que s’il y avait des raisons extrêmement précises de penser qu’une infraction venait d’être commise ou qu’il y avait un risque très particulier pour l’ordre public. L’état de la législation depuis les lois Pasqua, donc depuis très longtemps, autorise des interprétations extrêmement laxistes. C’est à dire que si les parquets n’y prêtent pas attention, on peut pratiquement organiser des contrôles d’identité à peu près n’importe où, n’importe quand, avec des conditions de temps et de lieu extrêmement larges. Et c’est tout à fait ce qui se passe. »

« La séquence réelle, si l’on regarde la réalité des pratiques judiciaires et policières, c’est que le Président de la République dit : j’en veux 25.000, son ministre dévoué, qui est un collaborateur de M. Sarkozy, reproduit exactement la même logique, c’est à dire qu’il en veut 25.000. Donc les préfets et les procureurs sont soumis à des pressions du ministère de l’Intérieur, du ministère de la Justice, et on leur dit “attention vous êtes en retard“. Vous avez vu que M. Hortefeux a convoqué un certain nombre de préfets en leur disant “c’est pas bien, vous n’êtes pas productifs“. La même pression existant au parquet, on leur dit “il faut y aller, il faut faire du chiffre“, et pour faire du chiffre, il faut faire des coups de filets, il faut ratisser large. Et c’est ce qui se passe. C’est d’ailleurs pour ça qu’on a autant de cas maintenant avec des enfants scolarisés. »

« Quand on est préfet ou procureur et qu’on vous dit “il m’en faut plus dans les centres de rétention“, on tape sur ceux qui sont les plus intégrés. Parce que c’est beaucoup plus facile d’aller arrêter des gens à la sortie d’une école que de chercher des gens qui sont dans la clandestinité. Donc il y a plus de familles, il y a plus d’enfants, ça fait du nombre et ils sont plus faciles à attraper. C’est comme ça qu’on arrive à des opérations de type rafle, parce qu’on est dans une logique de rendement. Nous voyons maintenant des préfets s’exprimer en terme de rendement comme s’il étaient là pour améliorer l’efficacité de l’administration. Ce qui est insupportable humainement parce qu’en fait le rendement cela veut dire que des gamins retournent vers un inconnu qui peut être synonyme de mort ou d’extrême danger avec leurs cahiers et leur livre d’école sous le bras. »

« Rappelez-vous, au printemps dernier, quand ce grand père chinois avait été arrêté à la porte de l’école Rampal, c’était dans le cadre d’une de ces rafles. On remonte, on se met à proximité des écoles, on bloque les issues, et on tend le filet, on attend les poissons. C’est effectivement insupportable. Quant aux dispositions sur les contrôles d’identité, on a des réquisitions qui sont incroyables, qui sont vraiment pour la forme. Des sans-papiers, on sait : dans certaines zones de Paris ou de la banlieue, on peut tendre le filet : c’est très poissonneux. On le fait systématiquement aux mêmes heures. On calcule quelques fois les jours. Souvent, c’est le jeudi, parce que ça permet d’affaiblir la défense des droits en centre de rétention parce le week-end, les gens de la Cimade ne sont pas là le dimanche. On en est au point où les choses sont calibrées pour affaiblir la défense des droits. Tout cela est malheureusement de plus en plus organisé, de plus en plus systématique. Mais même si on a un préfet ou un procureur qui peut être plus ou moins humain sur le plan personnel, ce sont des rouages d’une machine politique et administrative. Et ils ont une pression politicienne au dessus d’eux qui dit “toujours plus, toujours plus“. Et donc on est dans le systématique. »

« Nos sections essayent de montrer à tel préfet ou tel procureur qu’il y a des cas insupportables. Humainement, il y a des choses terribles. La famille Popov risquait la mort au Kazakhstan, avec leurs gosses. On a arrêté ça au dernier moment. Parfois on n’y arrive pas. Ce jeune kurde qui a été assassiné après avoir été considéré comme pas en danger par l’Ofpra on n’a pas pu. Plus fondamentalement, nous disons à la magistrature vous ne pouvez pas accepter ça. Vous ne pouvez pas accepter d’être à la remorque d’une logique policière. C’est la séquence Nicolas Sarkozy – Brice Hortefeux – les Préfets – la police et, en bout de chaîne, les procureurs, qui répondent à une pression policière ou à une pression politique, et qui mettent l’application du code de procédure pénale en harmonie avec l’exécution d’une volonté politique. La règle de droit devient seconde. Ce n’est pas le rôle décent de la magistrature. »

« La circulaire du 21 février 2006 c’est un mémento du chasseur. Les services de M. Sarkozy à l’époque avec M. Guéant, son directeur de cabinet à l’Intérieur, ont pris la jurisprudence de la Cour de cassation qui avait interdit que l’on mette la main sur des sans-papiers dans des lieux protégés - leur domicile par exemple -, et ils ont en creux, indiqué, de manière très obligeante et précise, tous les endroits où, à contrario, l’on pouvait alpaguer des sans-papiers. En prenant en creux la jurisprudence protectrice. On avait cité le cas le plus extraordinaire, c’est l’histoire des cliniques : la police peut entrer dans un hôpital ou une clinique, elle ne peut pas rentrer dans les chambres, parce que quand même les chambres, c’est un domicile. Et comme la Cour de cassation avait dit çà, MM Sarkozy et Guéant ont dit alors c’est possible dans les couloirs, c’est possible dans les toilettes, c’est possible dans les blocs opératoires. On nous a dit “mais enfin jamais on n’envisageait une seule seconde de faire arrêter quelqu’un en cours d’intervention chirurgicale“. Peut être mais alors pourquoi écrire cela ? Nous avons déféré cette circulaire devant le conseil d’Etat qui nous répondu qu’il n’y avait rien là qui menace les droits fondamentaux. »

« Je ne veux pas abuser des parallèles historiques, mais on sait très bien que le conseil d’Etat a été quelquefois un bon protecteur des libertés, mais quand la pression politique était trop forte, y compris dans des moments beaucoup plus graves que la période actuelle, le conseil d’Etat n’a pas tenu. Est-ce que le conseil d’Etat pouvait défendre les droits de l’homme face à des régimes comme celui de Vichy ou même aux pires moments de la torture sous la guerre d’Algérie ? On ne peut pas demander trop au droit et aux juges. Mais nous ne sommes pas dans ces moments là justement. Nous avons été très déçus. Nous espérions davantage et nous continuerons d’essayer. »

Propos recueillis par Karl Laske - Libération - 27/09/07