Le récent discours de M. Sarkozy au Vatican est choquant à plus d’un titre. Soutenir, en somme, que la religion mérite un privilège public car elle seule ouvrirait sur le sens profond de la vie humaine, est une profession de foi discriminatoire. Il est regrettable qu’à un tel niveau de responsabilité cinq fautes majeures soient ainsi conjuguées.
Une FAUTE MORALE d’abord.
Lisons :« ceux qui ne croient pas doivent être protégés de toute forme d’intolérance et de prosélytisme. Mais un homme qui croit, c’est un homme qui espère. Et l’intérêt de la République, c’est qu’il y ait beaucoup d’hommes et de femmes qui espèrent. »
Dénier l’espérance aux humanistes athées est inadmissible. Certes, la liberté de ne pas croire leur est accordée. Mais quel manque de respect pour ceux qui fondent leur dévouement humain sans se référer à un dieu ! Ils seront nombreux en France à se sentir blessés. Était-ce bien la peine de rendre hommage au résistant communiste athée Guy Moquet, pour le disqualifier ensuite en lui déniant toute espérance et toute visée du sens ? En fait, Monsieur le Président, vous réduisez indûment la spiritualité à la religion, et la transcendance à la transcendance religieuse. Le jeune héros de la Résistance n’a-t-il pas transcendé la peur de mourir pour défendre la liberté commune ? Quelle espérance a grâce à vos yeux ? Celle d’une monde meilleur ici-bas, ou celle d’un au-delà de compensation aux injustices du monde présent ? Est-ce celle d’un progrès effectif dans ce monde-ci ou le « supplément d’âme d’un monde sans âme » ?
Une FAUTE POLITIQUE.
Tout se passe comme si Monsieur Sarkozy était incapable de distinguer ses convictions personnelles, relevant de sa sphère privée, et ce qu’il lui est permis de dire publiquement dans l’exercice de ses fonctions, celles d’un président de la République qui se doit de représenter tous les Français à égalité, sans discrimination ni privilège. Comme tel, notre président ne peut s’exprimer publiquement de façon aussi partisane, en simple homme politique. Si un simple fonctionnaire, un professeur par exemple, commettait une telle confusion, il serait à juste titre rappelé au devoir de réserve. Il est regrettable que le chef de l’État ne donne pas l’exemple. Curieux oubli de la déontologie.
Une FAUTE JURIDIQUE.
Dans un état de droit, il n’appartient pas aux tenants du pouvoir politique de hiérarchiser les options spirituelles, et de décerner un privilège à une certaine façon de concevoir l’accomplissement humain. Kant dénonçait le paternalisme des dirigeants politiques qui infantilisent le peuple en valorisant autoritairement une certaine façon de concevoir sa vie. Majeurs, les citoyens sont assez grands pour savoir ce qu’ils ont à faire, et ils n’ont pas besoin de leçons de spiritualité conforme. La notion de majorité civile n’a-t-elle plus de valeur ?
Lisons : « Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur ». On est surpris d’une telle hiérarchie éthique entre l’instituteur et le curé. L’école de la République a été inventée pour que les êtres humains puissent un jour se passer de maître, en devenant maîtres d’eux-mêmes.
Grâce à l’instruction, exclusive de tout conditionnement mais non de toute éducation, l’autonomie éthique de chaque personne se fonde sur son autonomie de jugement. Elle n’a donc pas à être jugée inférieure à la direction de conscience religieuse. Étrange spiritualité que celle qui veut assujettir la raison à la croyance et lui dénie tout rôle autonome dans le choix des valeurs ! La critique confuse de l’idéal des Lumières va d’ailleurs de pair avec ce privilège accordé à la foi.
Une FAUTE HISTORIQUE.
L’éloge du christianisme passe sous silence les terribles réalités historiques qui remontent à l’époque où l ‘Église catholique disposait du pouvoir temporel comme de son « bras séculier ».
L’Occident chrétien peut-il s’enorgueillir du thème religieux du « peuple déïcide » qui déboucha sur un antisémitisme très virulent là où l’Église était puissante ? Peut-on oublier les hérésies noyées dans le sang et les guerres de religion (3500 morts en un jour à Paris en 1572 lors du massacre de la Saint Barthélémy : autant que lors des attentats islamistes du 11 septembre contre les Twin Towers) ? Les croisades et les bûchers de l’Inquisition (Giordano Bruno brûlé vif en 1600 à Rome) ? L’Index librorum prohibitorum, et l’anathématisation de la liberté de conscience (Syllabus de 1864) ? Quelles racines pour l’Europe ? L’héritage religieux est pour le moins ambigü…
Quant aux droits de l’homme d’abord proclamés en Europe, ils proviennent de la théorie du droit naturel, elle-même inspirée de l’universalisme stoïcien, et non du christianisme. Si on veut évoquer les racines, il faut les citer toutes, et de façon équitable. Dissocier la religion des crimes historiques qui s’en sont réclamés, et ne pas le faire pour les autres idéaux est injuste. Si Jésus n’est pas responsable de l’inquisiteur Torquemada, pourquoi Marx le serait-il du dictateur Staline ? De grâce, monsieur le Président, ne réécrivez pas l’histoire à sens unique !
Comment par ailleurs osez-vous parler de la Loi de séparation de l’État et des Églises de 1905 comme d’une sorte de violence faite à la religion, alors qu’elle ne fit qu’émanciper l’État de l’Église et l’Église de l’État ? Abolir les privilèges publics des religions, c’est rappeler que la foi religieuse ne doit engager que les croyants et eux seuls. Est-ce manquer de respect envers la religion que de traiter à égalité toutes les options spirituelles ? Si la promotion de l’égalité est une violence, alors le triptyque républicain en est une.
Une FAUTE CULTURELLE.
Toute valorisation unilatérale d’une civilisation -et de sa religion dominante- risque de déboucher sur une logique de choc des civilisations et de guerre des dieux. Il n’est pas judicieux de revenir ainsi à une conception de la cité qui privilégie un particularisme religieux, au lieu de mettre en valeur les conquêtes du droit, faites souvent à rebours des traditions religieuses, parfois dans le sang et les larmes.
Si l’Europe a une voix audible, ce n’est pas par la valorisation de ses racines religieuses, mais par la portée universelle de telles conquêtes. La liberté de conscience, l’égalité des droits, l’égalité des sexes, sont des idéaux universalisables. Ils signent non la supériorité d’une culture, mais la valeur exemplaire de luttes qui affranchissent les cultures de leurs préjugés, à commencer par la culture « occidentale ». « Le deuxième sexe » de Simone de Beauvoir pratiquait cette distanciation salutaire pour l’Occident chrétien. Taslima Nasreen fait de même au Bengladesh pour les théocraties islamistes. La culture, entendue comme émancipation du jugement, délivre ainsi des cultures, entendues comme traditions fermées. Assimiler les individus à des groupes particuliers et ceux-ci à des identités religieuses collectives c’est les détourner de la recherche des droits universels, vecteurs de fraternité comme d’émancipation. Le danger du communautarisme n’est pas loin.
La laïcité sans adjectif, ni positive ni négative, ne fut jamais antireligieuse, mais simplement hostile aux privilèges politiques des religions. Elle libère la spiritualité de toute tutelle et vise à la plénitude de l’égalité de traitement, par la République et son président, des athées et des croyants. Telle est la condition de la fraternité, dans la référence au bien commun. Monsieur le Président, le résistant catholique Honoré d’Estienne d’Orves et le résistant athée Guy Moquet, celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas, ne méritent-ils pas même considération ?
* Derniers ouvrages parus : « Qu’est-ce que la laïcité ? »(Gallimard) et « Leçons sur le bonheur » (Flammarion)